La tête qui tourne

Je passe ma vie à tourner en rond. Vous pouvez m’appeler Michelin, si cela vous chante.  Si personne ne m’arrête, je dévale la pente. Je suis une roue. Un objet sans équivalent dans la nature. Un pur produit de l’Homme. Je me suis imposé à vous. Ceux qui délaissent la voiture roulent à vélo. Ceux qui ont peur de l’avion prennent quand même dans le métro.

Dans un monde sans émissions de gaz à effets de serre où la trottinette serait obligatoire, j’aurai encore un rôle à jouer. Vous pouvez lutter contre le réchauffement climatique, abandonner le pétrole qui vous a tant servi, injurier le nucléaire qui vous éclaire ; contre moi vous n’oserez jamais rien faire.

Je vous fais gagner du temps. Pour cette raison, les inquisiteurs auraient pu m’excommunier, un ayatollah survolté aurait pu me lancer une fatwa. Les rabbins talmudiques ne parlent pas de moi. Certaines civilisations n’ont pas eu l’idée de m’inventer. Cela ne les a pas empêchés de m’adopter. Les Pygmées me regardent avec effarement. Et vous, vous me négligez car vous me connaissez depuis la nuit des temps. 

N’essayez pas de me noyer, vous n’y arriverez pas. Je surnage sur les rivières polluées. Je ne me fais pas d’illusions. Un jour ma chair sera réduite en petits morceaux pour être recyclé, alors qu’au début de mon existence je disparaissais dans la dignité des flammes, immolée comme Iphigénie sous un ciel assombri par la fumée noire. Pour me venger, je vous donne le vertige dans les fêtes foraines. Parfois, je décide de votre fortune.

Ma substance provient du latex, la sève d’un arbre saigné sous les tropiques. En hiver, vous m’enchaînez de peur que je vous échappe. Pourtant, je n’ai pas l’intention de m’enfuir. Je tourne toujours selon le sens que vous avez choisi. Par nature, je suis servile. Des écolos hostiles préfèrent marcher à pieds. Le monde change. Mais je reste persuadée : la belle conquête de l’homme n’est pas le cheval, mais un pneu.